Diplômée d’HEC, d’ESCP Europe et de l’Ecole Nationale du Trésor, Isabelle Deprez est spécialisée sur les thèmes de l’influence, du pouvoir, des relations hommes-femmes en entreprises et enseigne ces sujets dans différentes écoles. Elle signe ici un article paru dans les Echos sur les ressources humaines et la complexité du management de l’humain dans les organisations.

“LE CERCLE. Quand cet article paraîtra, l’avenir aura avancé de quelques pas. Serons-nous dans la bonne direction ? Et d’ailleurs y a-t-il une direction ? Cette question s’invite systématiquement dans les formations et conférences que j’anime, tout particulièrement ces derniers mois. Y a-t-il un cap, une voie pour les femmes et les hommes des entreprises et des organisations d’une manière générale ? “

“Si oui, quelle place pour l’Humain, c’est-à-dire vous, moi, des femmes, des hommes, des jeunes, des séniors dans l’entreprise ? Les regards scrutent certains inquiets, d’autres blasés, le plus souvent interrogatifs.

Par petites touches dans les quelques lignes qui vont suivre, je tenterai d’apporter le regard de femmes et d’hommes sur la question qui m’est posée, à savoir “l’Humain dans l’entreprise”. Cette approche n’est pas exhaustive. Car il faudrait aussi évoquer notre originalité bien française, dont cette tradition hiérarchique qui n’est pas la moindre de nos spécificités. Mais peut-être ce regard constituera-t-il le point de départ d’une réflexion plus approfondie. C’est en tout cas mon vœu le plus cher.

Débutons notre cheminement ou plutôt celui qui fut le mien lorsque l’on m’a interpellée sur cette question, après une conférence très animée et qui portait sur le très provocateur lien qui unit “performance et mixité dans les organisations”.

“L’Humain dans l’entreprise. Vous avez 10 000 signes et plus si besoin. Allez-y”. Cela fait plusieurs jours que face à ma feuille, je sèche. Un diagnostic sans appel. Pas une lettre, pas un mot. 10 000 signes et page blanche. Dès lors, que faire ? Consulter le grand oracle des temps modernes ? Google, me voici. Qu’en pense le cybermonde ? Chacun y va de son diagnostic, étale son malaise ou propose ses recettes. La déprime me guette. Je préfère refermer un instant mon ordinateur.

Du désespoir à la valse des appellations pour rebaptiser – encore et toujours –  celui ou celle en charge de la gestion de l’Humain dans l’entreprise. Chef du personnel, responsable des ressources humaines, gestionnaire du capital humain, des talents, de la diversité… pauvres ressources (dites) humaines, désormais si totalement marketées elles aussi. Peut-être pour sauver la face ? Mais au fait, sont-elles vraiment si malmenées ou tout simplement “mal menées” ?

Malmenées sous-tendrait qu’elles aussi attendent d’être guidées ? J’ouvre à nouveau mon vieux cours de GRH. “Une entreprise mène une Politique, ou plutôt des politiques (la hauteur du P semble ici essentielle), dont celle des ressources humaines”. Eurêka, c’est cela : il nous manque une Politique. Que veut-on faire des ressources humaines dans l’entreprise ? Quel projet pour elles en regard des projets de l’entreprise ?

Je rouvre quelques pages plus loin : “on doit aussi les gérer, ces fameuses ressources humaines”. Ah oui, je me souviens. Que d’échanges tendus et de débats animés lorsque notre éminent professeur de GRH utilisait à dessein ce terme “gérer” à propos des ressources humaines. “Une ressource comme les autres” disait-il en forme de provocation, en évoquant les femmes et les hommes qui travaillent dans l’entreprise. Et de rajouter, sans doute afin de porter la tension à son comble “gérer comme on gère des stocks et des flux”. Mais la réaction ne se faisait pas attendre. “Professeur, en déshumanisant les mots, ne risque-t-on pas de déshumaniser les pratiques ?” lancions-nous alors en retour. Et le débat faisait, et fait d’ailleurs, toujours rage. Le contexte l’impose, disent les supporters du “tout gestion”.

Et de compléter “La ressource (humaine) s’autogère d’ailleurs très bien”. La priorité est de travailler la communication interne et de rappeler à chacun que désormais il est nécessaire d’apprendre à gérer son employabilité. Un vent de liberté souffle. “Me voici maître de mon employabilité”, exulte le salarié, voire même “pilote de mon devenir professionnel”. Mais y a-t-il un pilote dans l’avion ? Le contrat implicite de fidélité entre l’entreprise et moi n’a-t-il pas disparu sous les coups de boutoir de la Génération Y ? Me voilà à la barre de ma vie.

Et donc libre de toute forme d’infidélité envers mon entreprise ? Non, mais en position de force. Bref, je négocie un salaire maximum et je quitte l’entreprise si mon intérêt personnel m’y invite. Est-ce bien cela ? Je joue ma tête chaque minute, et je sais qu’elle tombera si la stratégie ou le contexte évolue. Mais en contrepartie, je saisis les opportunités qui se présentent. C’est gênant ? Et pourquoi donc ? Parce que je suis dans le “vivier des hauts potentiels” ?

Parce que l’entreprise m’offre un parcours sur mesure ? J’en suis fort aise. Je l’accepte, bien sûr, mais à condition que cela s’intègre dans mon projet personnel. Car voyez-vous, je “gère”, moi aussi. Mais peut-être vais-je finalement opter pour la création ou la reprise d’entreprise, toutes les clés en main. Ce n’est pas mal non plus, non ? Ou peut-être vais-je finalement reléguer ma carrière au rang d’outil, de moyen, d’étape. J’investirai alors dans mon couple et ma famille, et peut-être ainsi dans un équilibre de vie plus complet. L’épanouissement d’abord ! Surpris ? Signer pour rester après la formation réservée aux hauts potentiels ? Vous plaisantez ?

On nous demande de motiver nos équipes une fois formés, car leaders en devenir nous serions ? Volontiers. Mes collaborateurs sont d’ailleurs demandeurs. Mais quels sont les moyens à ma disposition ? L’argent ? La peur de l’avenir ? Ou plus vraisemblablement mon seul talent de manager, désormais formé aux bonnes techniques et aux outils les plus performants du management ? D’accord, mais c’est insuffisant. Non, ce qu’il me faudrait vraiment c’est la possibilité d’agir sur la gestion de leurs talents, à tous. Car oui, le revoilà ce contrat implicite entre l’entreprise et le salarié, cette promesse en contrepartie de l’employabilité demandée.

Davantage de femmes comme managers et dirigeantes ? Bien sûr, les femmes sont talentueuses y compris dans le top management. Elles sont même perçues comme plus à même de tisser des liens relationnels et de recréer, dans les contextes que nous vivons, un climat plus apaisé. Mais si le lien interpersonnel est certes important, il n’est qu’un complément à la confiance, ingrédient indispensable dans la relation envers l’entreprise, en tant qu’institution.

Certains experts affirment qu’en approchant du sommet de l’entreprise, nous serions moins sensibles à ces aspects. Que la motivation serait secondaire et d’ailleurs que scientifiquement aucun lien n’a jamais été établi entre performance et motivation. L’éloignement, c’est-à-dire la distance physique avec celle ou celui qui sera impacté par mes décisions, la légitimité de la démarche de l’entreprise, règlera cette gêne psychologique. Certainement, le psychologue américain Stanley Milgram l’a démontré dans ses travaux, mais ancrées au plus profond de moi il y a mes valeurs.

D’autres nous invitent alors à revisiter notre appréciation de la situation, recadrer nos regards et nos valeurs. Est-ce vraiment d’un bobologue dont j’ai besoin ou plutôt d’un gourou du bonheur ? Regarder la situation sous un autre angle afin de mieux m’y adapter ? Oui volontiers, si j’en suis à l’initiative et pleinement conscient, et si les racines de la situation problématique sont elles aussi revisitées.

D’ailleurs, pourquoi ne pas immédiatement tenter l’exercice ? Faisons un détour par la nature afin d’observer les entreprises françaises, au travers – par exemple-  des jardins à la française. Centre sur élevé et très imposant. Structure, lignes droites et angles. Végétation coupée pour entrer dans le moule de la forme imaginée par son dessinateur. La nature disparaît au profit de l’ordre et de la méthode, de la projection de son créateur. Visitons maintenant un autre type de jardin, celui à l’anglaise. Richesse, foisonnement. La nature, la liberté laissée à la co-création des plantes qui s’entremêlent marquent immédiatement l’esprit. Il est nécessaire de s’y déplacer pour en découvrir l’ensemble.

En s’y promenant, on remarque avec surprise que ces jardins ont plusieurs centres. Ce sont des foisonnements créatifs, des jardins qui poussent, se développent, grandissent et qui épousent leur environnement. Dans celui à la française, la forme disparaît lors de la pousse obligeant à une intervention humaine permanente afin de remettre dans la configuration d’origine. L’ensemble est contraint. La confiance ne semble pas être dans la Nature, mais dans l’Outil qui coupe, tranche et modélise. Intéressants ces jardins, non ?

Alors oui, je le confirme sans hésitation, j’ai besoin de pouvoir m’engager pour l’entreprise, de faire “acte de confiance”, de pouvoir mettre en œuvre ce contrat moral collectif. La confiance, cette “espérance de fiabilité dans les conduites humaines” (Économie de la confiance) est le levier d’action principal du dirigeant et de l’entreprise. À défaut “rien n’est impossible dans l’avenir” disent les diplômés Grandes Écoles, hommes et femmes, questionnées sur leurs attentes quant au dirigeant(e) de demain (GEF, 2011-Ce travail est à l’initiative de Grandes Écoles au Féminin. La question de l’Avenir, de l’Homme au sens large susceptible d’influer sur l’avenir des entreprises, est une interrogation qui interpelle tout particulièrement les femmes).

Ainsi, si on me demande de diriger, j’insisterai pour avoir ce levier avec lequel je pourrai vraiment ouvrir des perspectives, mobiliser les équipes et les faire coopérer. Coopérer pour créer, avancer, s’enthousiasmer et conquérir. Car si les process sont utiles, ils n’ont, concernant la matière humaine, jamais été à l’origine de la coopération et la création. Ils n’ont jamais soulevé des montagnes, et c’est bien ce défi-là qui nous attend désormais.

Et de la question de départ “l’Humain DANS l’entreprise”, nous arriverions alors à la seule véritable interrogation qui devrait tarauder le manager moderne, à savoir la place de “l’Humain POUR l’entreprise”, celle réservée à la confiance et la coopération, la seule voie qui ouvrira un véritable avenir à nos entreprises. Et ce n’est ni une question d’homme, ni une question de femme. C’est une question de survie.

Le point de vue Jean-Pierre Le Goff, philosophe et sociologue

“Dans le domaine des relations humaines, le management, comme la communication, a été jusqu’à présent largement considéré comme une simple affaire de techniques ou d’outils dont le maniement relèverait de spécialistes déclarés. L’échec de ces outils divers et variés concernant la communication et la mobilisation de la ressource humaine est désormais bien visible. Le management moderniste n’en continue pas moins de chercher désespérément la technique miracle permettant enfin de résoudre une situation qui apparait de plus en plus inextricable. La déception est à la mesure de ses fantasmes”. (Les illusions du management, Édition La découverte/Poche, 2000, p. 10) “