29 mai 2020, nous vous présentons la réflexion de Patrice Georget, enseignant-chercheur en psychosociologie à l’Ecole Universitaire de Management IAE Caen, qu’il a dirigé de 2015 à 2020 et conférencier sur la résistance au changement et les processus d’influence, sur la situation actuelle et sa conférence en découlant.

Dépasser les préjugés : Concilier esprit critique et intuition

20 Mars 2020, les français sont en confinement depuis peu, chacun ausculte les informations en quête du vrai et du faux, et surtout de sens. Dépêche AFP reprise en grand titre sur RTL : « Coronavirus : pourquoi le bilan est si lourd en Italie malgré le confinement. L’Italie a le record mondial du nombre de décès liés au nouveau coronavirus Covid-19, devant la Chine, d’où est partie la maladie. Cela n’est pas totalement un hasard ». Et l’article d’expliquer qu’en Italie les liens sociaux et familiaux sont un des piliers de la société, et que par conséquent le risque de contagion est culturellement très élevé.

5 avril 2020, « Le Parisien » explique « Le monde d’après » avec en Une de couverture la photo des quatre témoins qui vont nous expliquer ce que sera demain : quatre hommes, blancs, seniors !

15 avril 2020, en plein cœur du confinement et des chiffres alarmants, Ouest-France titre : « Coronavirus. Le point commun de ces pays qui gèrent bien la crise ? Ils sont dirigés par des femmes ».

29 avril, Bolsonaro demande aux Brésiliens de ne « pas se débiner » face au coronavirus, il faut l’affronter la tête haute.

C’est bien connu, les Italiens sont « chauds », parlent avec les mains, sont tactiles et ne peuvent pas s’empêcher de se toucher les uns les autres. Les stratèges sont des hommes blancs seniors qui ont le pouvoir. Quant aux femmes, et bien elles prennent soin des autres, puisqu’elles sont altruistes. Quant au Brésil, pays dangereux, les hommes y sont virils et n’ont peur de rien !

Avec le recul on peut rire et surtout pleurer de ces caricatures, mais au cœur des évènements elles proposent une grille de lecture furieusement efficace pour gérer l’angoisse de l’incertitude. Dans les périodes de crise, les stéréotypes constituent des filtres qui simplifient la complexité du monde de manière consensuelle. Qui remettrait en cause l’évidence de l’éternel féminin ? Comment peut-on imaginer que les Italiens pourraient échapper à leur essence fondamentale ! D’ailleurs qu’en pensent-ils eux-mêmes ? Les stéréotypes aident à accepter la fatalité : « c’est ainsi car nous sommes ainsi ».

Oui avec le recul on est capable de prendre la mesure de nos préjugés, de nos carcans, de nos mauvaises habitudes. Mais dans l’action c’est plus difficile tant la tentation est forte, question d’économie mentale et de contrôle de soi. Le prix Nobel d’économie 2017 Richard Thaler utilise une formule heureuse pour décrire la personne que nous sommes dans l’action et l’opposer à celle que nous sommes dans la prise de recul : le « moi faiseur » vs le « moi planificateur ». Prémisse du fameux « système 1 / système 2 », cette métaphore des deux « moi » est utile car elle interpelle notre conception de l’esprit critique :

Le « moi faiseur » est celui du présent, il réagit à ce qui se présente à lui, il saisit les opportunités sans réelle méfiance, il est plutôt passif car minimise ses efforts. Il aime être flatté, est un peu égoïste, et se satisfait des règles interprétatives simples et consensuelles : heuristiques, clichés et autres stéréotypes abordés en introduction de ce texte. Pour son confort il mobilise nos fameux biais cognitifs toujours prêts à nous rendre service. Notre « moi faiseur » est sensible aux stratégies rhétoriques vieilles comme le monde : sophisme, appel à la tradition, arguments d’autorité ou de conformité, faux dilemme et stratégie complotiste.

Le « moi planificateur », plus exigent, est tourné vers l’avenir. Il est plein de bonnes intentions (perdre du poids, faire preuve de discernement, manager avec bienveillance, bien gérer ses priorités et son temps…) et utilise des règles pour canaliser le « moi faiseur », comme par exemple le contrôle qualité, le contrôle de gestion… le contrôle fiscal pour les phobiques administratifs ! Le « moi planificateur » le plus connu est celui du cochon tirelire, règle de comptabilité mentale qui contraint le « moi faiseur » dépensier à faire des économies pour les vacances : le « moi planificateur » sait très bien que du point de vue du « moi faiseur » l’argent est fongible !

Ces deux « moi » se retrouvent parfois en combat dans les contextes d’incertitude, de crise, de tentation, de stress, d’urgence, de saturation d’information… dans la vie quotidienne en somme !

Le mythe d’Ulysse traduit à perfection la résolution du duel entre le « moi faiseur » et le « moi planificateur ». Ulysse le stratège connaît les faiblesses de la volonté humaine et sait toute la difficulté qu’il aura à résister aux chants des sirènes, mais curieux il souhaite malgré tout accéder à cette connaissance inaccessible. Il va utiliser un stratagème pour dompter ses émotions en se faisant attacher au mat de son navire alors que ses marins se seront mis des boules de cires dans les oreilles pour ne pas céder à la tentation. Ecoutant le chant des sirènes Ulysse va supplier ses compagnons de le détacher, mais ceux-ci ne l’entendent pas et peuvent ainsi poursuivre l’Odyssée. Ulysse planificateur sort grandit de cet épisode car il connaît maintenant mieux que quiconque ce qui peut manipuler l’âme humaine. Mais pour y parvenir il s’est contraint à limiter sa capacité à opérer des choix, en exerçant un contrôle de soi contraignant.

Comment dans les périodes de tension, de stress, d’incertitude, pouvons-nous résister aux tentations de la facilité de nos bonnes vieilles habitudes et routines, aux fake news affriolentes, aux colifichets du prêt-à-penser des beaux-parleurs ?

Deux voies s’offrent à nous pour dépasser les mécanismes de la crédulité : l’esprit critique et l’intuition.

Dans quelle mesure pouvez-vous être dupe ? Pas vous directement bien entendu, car si vous lisez tranquillement ces lignes consacrées à l’esprit critique votre « moi planificateur » est pleinement mobilisé et non disposé à se laisser berner. Mais votre « moi faiseur » est-il leurrable ? Si vous répondez non il y a fort à parier qu’il l’est ! Car la première marche pour s’éloigner de ses préjugés et développer l’esprit critique est celle de la modestie quant à sa capacité à exercer son discernement. Sans quoi notre potentiel humain à la crédulité profite du boulevard de surconfiance qui s’ouvre à lui. Cette modestie va se cultiver en déchiffrant la manière dont on peut se faire piéger dans ses prises de décision et ses jugements, on parle pour cela de « métacognition ». Savoir comment je fonctionne, mettre des mots sur des processus rarement conscients est la première étape pour se libérer de soi.

Ensuite il faut mesurer la part que l’on accorde au discernement rationnel, c’est-à-dire l’esprit critique, et au discernement spontané, plus communément appelé l’intuition. L’un et l’autre vont demander des efforts pour s’exercer efficacement.

Le discernement rationnel, on l’a vu avec Ulysse, peut demander un certain nombre de contraintes dans le contrôle de soi. C’est ce que vous faites par exemple lorsque, pour éviter d’entamer et donc de finir la tablette de chocolat, vous préférer ne pas en acheter ! Ne pas être soumis à la tentation permet de ne pas céder. Certes c’est contraignant, surtout pour votre « moi faiseur » qui adore le chocolat ! Cela concerne aussi toutes les procédures de gestion de crise, destinées à éviter les erreurs dues à nos réflexes inappropriés, mais aussi les situations de management du changement et de l’innovation, où l’on cherche à inhiber ses bonnes vieilles routines. Innover est souvent contraignant et demande, comme Ulysse, de contrôler l’attrait pour le chant des sirènes qui nous attirent vers l’illusion du changement. Car bien souvent la volonté ne suffit pas. Il faut s’entraîner, développer des postures pour reprendre en main et corriger notre bon vieux « moi faiseur ».

Trois grands types de postures sont mobilisables et méritent d’être développées :

(1) Les méthodes de raisonnement contre-normatives s’appuient sur les « oppositions constructives » : routines d’avocats du diable, d’expression des silencieux et des « naïfs », méthode de frugalité (innover mieux en allant chercher du moins) ou d’inoculation (mettre en place une stratégie d’échec). Ces méthodes classiques et simples comportent un risque : celui de croire que le simple fait de les utiliser est suffisant. Cela ne suffit pas, encore faut-il s’assurer qu’elles génèrent une contrainte sur le « moi faiseur » : un bon gainage fait mal aux abdos.

(2) Les méthodes de raisonnement par analogie permettent de s’éloigner de l’effet de fixation qui nous collent à nos expériences passées telle une force centripète. L’analogie a une double vertu : d’une part accepter la nouveauté (« bureau, corbeille, fenêtre, copier-coller » pour mieux appréhender le fonctionnement d’un ordinateur) et d’autre part trouver des idées nouvelles en réalisant des transferts de domaines source vers des domaines cibles, par exemple imaginer de nouvelles surfaces adhésives en s’inspirant des pattes des gecko. La difficulté est de trouver un domaine source pertinent pour que la méthode ne devienne pas un simple moment de convivialité agréable. Quoi que ce soit déjà une bonne chose en post-confinement !

(3) Les méthodes de raisonnement en miroir s’appuient sur le fait que nous sommes assez peu conscients de nos biais cognitifs, alors même que les autres n’ont pas de remords à nous interpeller sur nos défauts ! Et bien profitons-en pour nous améliorer grâce aux autres : c’est là tout l’intérêt d’une approche comme le co-développement, méthode de réflexion basée sur la questiologie. Rien de tel que de bonnes questions issues de personnes hétérogènes pour avancer dans son propre questionnement, requalifier le problème auquel on croit être exposé et trouver des solutions grâce au changement de prisme.

Le discernement spontané : l’intuition

Le chercheur en psychologie Gary Klein a consacré sa vie à comprendre comment des professionnels expérimentés prennent leurs décisions en particulier dans les situations à fort stress et pression temporelle intense, comme par exemple les sapeurs-pompiers en intervention sur incendie. Il montre que les solutions intuitives sont souvent privilégiées, en fait très souvent : 9 fois sur 10 ! Il en est de même dans le monde de la recherche, puisque 82% des prix Nobel reconnaissent que leurs découvertes ont été réalisées grâce à leur intuition, et près de 55% des chefs d’entreprises déclarent prendre leurs décisions stratégiques sur des bases intuitives.

Quelles sont les conditions d’efficacité de l’intuition ? Entendons-nous au préalable sur ce que l’on conçoit par intuition. Il s’agit de la reconnaissance fulgurante et non consciente de patterns, donc de morceaux de structures signifiantes : le douanier expérimenté identifie des comportements isolés comme appartenant au motif d’un individu suspect. Le décideur perçoit la configuration d’opportunités déjà rencontrées dans le passé et comprend implicitement à quel moment investir du temps, de l’argent ou de l’énergie dans un projet. Contrairement à l’intuition du naïf, fortement teintée d’émotions ou d’illusions, l’intuition efficiente des experts est très logique car elle correspond à la reconnaissance mémorielle d’une « bonne forme », ou de l’absence d’une bonne forme (« je ne le sens pas »). Ce sont les experts intuitifs qui perçoivent les mieux les signaux faibles, sous réserve de s’en donner les moyens ! En effet, surveiller et accompagner le développement de son intuition suppose d’étendre le champ de son expérience, et surtout de s’exposer à des cas complexes sur lesquels on va faire des hypothèses, tester, échouer, bénéficier d’un feed-back, repositionner ses hypothèses, retester, échouer ou réussir, renforcer la réussite et ainsi développer un savoir-faire implicite efficace. Plus l’entraînement en situation difficile donnera lieu à de nouvelles tentatives fructueuses ou non, plus l’intuition pourra se forger de manière efficiente, sous réserve que les feed-back soient explicites. Par exemple, l’erreur du douanier ne sera profitable à son sixième sens qu’à partir du moment où il aura un retour sur la valeur de cette erreur. Un vendeur ne pourra développer efficacement ses bonnes routines commerciales que si son manager prend le temps d’expliciter ses erreurs plutôt que de les sanctionner en focalisant ce qu’il doit bien faire.

Le sentiment d’auto-efficacité ainsi installé permettra d’affronter les situations d’incertitudes sans crainte, mais surtout avec un « moi faiseur » devenu votre allié !

Lorsque vous êtes expert d’un domaine vous pouvez décider de laisser votre intuition pendre la main et ainsi bénéficier de propositions non accessibles par la voie du raisonnement conscient, c’est ce que l’on appelle le « discernement spontané ». Pour cela quelques techniques existent, par exemple arrêter de prendre des notes au cours d’une réunion, pour ainsi laisser son esprit intuitif organiser l’information dans un ensemble non structuré a priori. De même, trop de reporting est néfaste pour le déroulé des bonnes routines intuitives, parce que cela génère du doute, de la justification et donc de la remise en cause de ce que l’on fait de bien ! Moins juger sur les justifications, plus juger sur les résultats : voilà une clef de réussite de l’intuition.

Alors esprit critique OU intuition ? NON ! Esprit critique ET intuition selon les circonstances, c’est vous qui décidez !

« Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don ». Albert Einstein

Hofstader, D. & Sander, E. (2013). L’analogie, cœur de la pensée. Paris, Odile Jacob.

Klein, G. (1999) Sources of power. How people make decisions. MIT Press.

Sibony, O. (2019). Vous allez commettre une terrible erreur ! Flammarion, Coll. Champs.

Thaler, R. (2018). Misbehaving. Les découvertes de l’économie comportementale. Paris, Seuil.

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