Le capitalisme de consommation peut-il survivre ? – Par Gilles Lipovetsky

Notre époque est témoin de l’essor d’un nouveau type de capitalisme : le capitalisme de séduction. Sous-tendu par l’organisation post-fordienne de la production et la révolution des technologies de l’information et de la communication, le système marchand de la satisfaction des besoins est devenu une économie d’hyperconsommation fondée sur l’innovation, le renouvellement accéléré des nouveautés, la prolifération de la variété, la personnalisation des produits, la segmentation extrême des marchés, les réseaux numériques. Une économie post-fordienne est désormais en marche au travers de dispositifs qui visent tous à amplifier, intensifier et individualiser les opérations de séduction.

Contemporain du triomphe des marques et du marketing, de la diversification de l’offre, de l’esthétisation tous azimuts des produits et des lieux marchands, mais aussi de l’économie numérique, un nouveau capitalisme de tentation a pris les commandes. Avec la commercialisation exponentielle des expériences vécues, l’individualisation de l’offre marchande et la numérisation des échanges et du commerce, l’organisation alléchante du monde est montée d’un cran : à l’abondance de masse succède la profusion personnalisée, à la séduction standardisée fait suite la séduction individualisée, délinéarisée, désynchronisée.

Avec les logiques de différenciation de la production, d’inflation des nouveautés et de « marketisation » quasi intégrale des modes de vie caractéristiques du capitalisme d’hyperconsommation, c’est à l’envahissement total du mode marchand de la satisfaction des besoins, de la vie médiatique et quotidienne par les technologies industrielles de séduction que nous assistons.  Qu’est ce qui échappe encore aux sirènes du marketing tentateur ?  Sans cesse de nouveaux domaines ou de nouveaux espaces (la communication, l’alimentation, les jeux, les sports, les rencontres amoureuses, les musées, les stades, les gares, les aéroports) sont annexés et remodelés par des opérations de séduction commerciale : design généralisé, mode, tendance, renouvellement perpétuel des produits et des styles, animation, promotion, jeux, loisirs. Le capitalisme de séduction se signale par l’individualisation croissante de l’offre et la prolifération des stratégies de captation des consommateurs dans tous les domaines, toutes les expériences vécues, tous les lieux, tous les moments de la vie. A l’heure de l’hypermodernité marchande, ce sont partout des logiques de stimulation des désirs ainsi que des logiques émotionnelles qui organisent l’univers techno-marchand : dans la production, la distribution, la communication, tout est mis en œuvre pour attirer les consommateurs, les courtiser, les divertir, les faire rêver, toucher leurs affects.  Don Juan est vaincu, dépassé, éliminé, il apparaît comme un séducteur artisanal et provincial, comparé à la puissance, à la créativité, à l’appétit insatiable du marketing.

L’hybridation de l’écologie et de la séduction

Quel avenir s’offre au capitalisme de séduction généralisée ? A l’échelle de la longue durée, est-il un modèle de société viable ? La question est devenue brûlante tant les défis qui se dressent devant lui et les dangers qu’il affronte sont immenses.

Les dégradations de l’écosphère constituent sans nul doute le défi le plus importantauquel sont confrontées les économies de séduction consumériste. Pour échapper au désastre écologique, il s’agit de substituer à l’économie de séduction irresponsable, une économie sobre en carbone et en ressources naturelles, une « économie circulaire » ou vertueuse, diminuant drastiquement les impacts négatifs sur l’environnement.

Mais qui peut croire que ces impératifs entraîneront le recul des offres alléchantes des firmes ? L’avènement de la voiture hybride ou électrique est en marche : elle ne devra pas moins présenter un design attractif pour emporter la décision des acheteurs. A mesure que s’imposent des modes de production plus économes en matière et en énergie, les changements de modèles s’accélèrent, et les ordinateurs et téléphones portables, pour ne prendre que ces deux exemples, se renouvellent de plus en plus vite. Pour courtiser les clients, les industriels dépensent plus que jamais en marketing, design et communication.

L’obligation de plaire aux acheteurs est consubstantiel aux économies libérales de consommation. Si la marche en direction d’une économie plus respectueuse de l’environnement est sans doute irrésistible, elle n’annonce nullement le dépassement du capitalisme de séduction tant l’ordre de la compétition marchande exige d’attirer les consommateurs. Ce qui se dessine ne ressemble pas à une sortie du cosmos de séduction mais plutôt à une économie conjuguant plaisir esthétique et normes écologiques. Nous sommes au moment où le capitalisme cherche à créer une alliance inédite entre frivolité consommatoire et responsabilité planétaire, une synthèse entre design et développement durable, renouvellement esthétique et écologie, création mode et responsabilité verte. L’avenir est à l’hybridation de l’écologique et de la séduction.

Dans un monde fondé sur la concurrence économique, il est naïf de croire que les normes écologiques auront le pouvoir de décapiter l’économie de l’éphémère et de la captation des désirs.L’univers hypermoderne des marchés consuméristes conduit inévitablement à innover, proposer du neuf, renouveler sans répit l’offre et ce,afin de se différencier des concurrents, doper les ventes, conquérir de nouvelles parts de marché. A cet égard, l’avènement de l’ère post-carbone et de la transition écologique ne devrait pas mettre fin à l’impératif marchand de plaire et toucher les consommateurs.

La consommation : quelles métamorphoses ?

Les menaces qui pèsent sur l’écosphère ont également conduit à la valorisation de nouvelles attitudes face à la spirale hyperconsumériste. Parce qu’on ne peut pas attendre le salut de la seule reconversion de l’appareil productif, l’urgence est de se libérer de la toxico-dépendance à la consommation.C’est dans ce cadre, que l’on voit les courants les plus radicaux porter aux nues la décroissance, le postdéveloppement, la « simplicité volontaire ». Un nouveau salut se cherche dans un style de vie délesté de l’obsession consommationniste, dans une « sobriété heureuse » (Pierre Rabhi) fondée sur l’auto-limitation des besoins.

La question qu’on est en droit de se poser est de savoir dans quelle mesure l’idéal de la sobriété heureuse a des chances de s’imposer comme modèle alternatif global pour l’humanité ?  A mes yeux,  cette voie est clairement vouée à rester une simple utopie.

D’abord, parce que l’idéal de sobriété heurte de plein fouet les aspirations de l’immense majorité des individus aux jouissances matérielles.  Sans doute, les critiques ne manquent pas qui sont adressées à l’excès de consommation, au superflu, aux « faux besoins ». Pourtant environ 80% des Français donnent leur approbation à l’idée : « consommer, pouvoir acheter ce qui fait plaisir, contribue fortement au bonheur » (enquête ObSoCo 2015). A l’âge hypermoderne nous adorons détester la consommation, tout en en jouissant quotidiennement et sans manquer de protester contre la baisse du pouvoir d’achat. C’est pourquoi diverses études montrent que le modèle de la post-croissance serait bien en peine d’assurer un plus grand bonheur aux consommateurs. Car s’il est vrai que la logique du « toujours plus » appliquée à la consommation ne rend pas toujours plus heureux, il est tout aussi vrai que la régression du pouvoir d’achat provoque une insatisfaction et une insécurité persistantes.

La seconde raison tient au fait que le consommationnisme n’est pas un pur effet mécaniste d’opérations marketing.  Ses racines sont profondes, structurelles en ce qu’il se rattache à l’état social démocratique qui, inséparable du processus de détraditionnalisation, engendre la soif néophilique, le « mal de l’infini », la passion du bien-être matériel . Affranchis du joug de la tradition, les appétits individuels , dans les sociétés modernes, n’ont plus de bornes, les individus ne se contentent plus de leur sort et « rêvent à l’impossible », ils ont soif de choses  et de jouissances nouvelles. Parce que la passion moderne des nouveautés s’enracine dans l’état social démocratique-individualiste, tout invite à penser que la passion  du neuf et les jouissances de la vie matérielle ne sont pas à la veille de leur disparition.

Une troisième raison doit être soulignée. Elle tient à la nature du système économique reposant sur l’innovation perpétuelle. En développant une offre proliférante de produits variés et changeants, mais aussi en célébrant les valeurs matérialistes et hédonistes, le capitalisme de séductiona créé un consommateur insatiable de nouveautés.  Il n’y a aucune raison de penser que cette dynamique d’innovation consubstantielle au capitalisme ne se prolonge pas et avec elle le consommateur insatiable.Ni les impératifs écologiques, ni l’utopie de la simplicité volontaire ne mettront fin à l’attractivité consumériste. Demain, dans les sociétés hypermodernes consuméristes et détraditionnalisées, les individus, avides de sensations renouvelées, ne cesseront pas de désirer les produits de l’offre marchande.

Il est vrai, cependant, que nous sommes témoins de l’essor de nouvelles attitudes de consommation : louer plutôt qu’acheter, réparer au lieu de jeter, manger bio, écomobilité, écoconsommation, consommation collaborative, scepticisme vis-à-vis de la consommation comme voie d’accès au bonheur.  Cela étant, et aussi significatifs soient-ils, ces phénomènes ne sonnent pas le glas du tropisme néophilique. Partout, les achats en ligne s’envolent, le tourisme national et international progresse d’année en année, le marché de la croisière est en plein développement, les consommations de séries télévisuelles et de musiques battent des records, les fans des jeux vidéo se multiplient, la fréquentation des parcs de loisir est à la hausse. Le plaisir à faire ses courses et le shopping récréationnel à l’affût de stimulations sensorielles et émotionnelles ne sont nullement en déclin. Dans une époque où « se faire plaisir » est devenu un comportement légitime, le scénario le plus probable est que nous aurons davantage de souci de consommation durable, mais en même temps plus de consommation de loisirs, de jeux, de mode, de voyages, de musiques, de films, de concerts, de restaurants, de festivals, de soins du corps. L’avènement d’une culture postconsumériste n’appartient pas aux scénarios probables de l’avenir proche.

Bien sûr, des transformations profondes de la vie consumériste, notamment en rapport avec les transports et l’alimentation, sont aussi urgentes que nécessaires. Comment nourrir les 10 milliards d’individus qui peupleront dans 50 ans notre globe, sans réduire le gaspillage alimentaire, sans changer les habitudes alimentaires, sans limiter la consommation de produits d’origine animale, sans promouvoir un système alimentaire durable ?

Mais cela ne fera pas s’évanouir la séduction consumériste. Les offres marchandes matérielles et culturelles, procurent des plaisirs faciles et fréquents, elles allègent le poids du quotidien, « remontent le moral », font oublier les soucis de la vie ordinaire, fonctionnent comme moyens de consolation, remplissent le vide existentiel, compensent les frustrations, déceptions et sentiments d’incomplétude. On ne voit pas ce qui pourrait, dans un avenir proche et pour le plus grand nombre, apporter autant de bénéfices hédonistes et « thérapeutiques » tout en exigeant aussi peu d’efforts. Autant de raisons qui devraient faire barrage durablement à l’avènement d’une culture frugale post-consumériste.

                                                                 Gilles Lipovetsky

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